Notice sur Hamidullah

La traduction française de Muhammad Hamidullah, telle que révisée par le Complexe du roi Fahd (2000)

Mouhamadoul Khaly Wélé

La traduction du Coran en français que nous présentons ici est certainement celle qu’il est le plus facile de trouver sur internet. Bien qu’elle soit généralement attribuée à Muhammad Hamidullah, il s’agit en réalité d’une version remaniée d’après le texte original de ce traducteur.

Muhammad Hamidullah : éléments de biographie

Le travail de Muhammad Hamidullah, réalisé avec le concours du traducteur et historien des religions Michel Léturmy (1921-2000), paraît en 1959. Il est réédité une quinzaine de fois entre cette date et l’an 2000 : le nombre des rééditions change selon qu’on prend en compte ou non les éditions pirates. Quoi qu’il en soit, cette traduction est souvent considérée comme la première version en langue française réalisée par un musulman. Elle est toutefois précédée par des traductions musulmanes moins connues, à savoir celles d’Ahmed Laïmèche et Benaouda Ben Daoud (1931), d’Octave Pesle et Ahmed Tidjani (1936), et d’Ameur Ghédira (1957).

Hamidullah naît le 19 février 1908 à Hyderabad, ancienne principauté musulmane, devenue aujourd’hui capitale de l’État indien de Telangana. Issu d’une famille d’érudits musulmans sunnites, il s’initie aux sciences islamiques à l’institut théologique al-Ǧāmi‘a al-Niẓāmiyya, établissement d’enseignement supérieur à visée confessionnelle, fondé en 1876. Il rejoint par la suite l’Université ‘Uṯmaniyya, toujours à Hyderabad, où il obtient un diplôme en droit musulman international. Il reçoit également en Arabie Saoudite le titre de ḥāfiẓ (« حافظ »), décerné à celui ou celle qui a appris par cœur l’intégralité du Coran. Envoyé par son université en Allemagne pour ses recherches, il soutient en 1932 une thèse de doctorat sur « le principe de neutralité dans le droit musulman international » (« Die Neutralität im Islamischen Völkerrecht ») à l’Université de Bonn. Il acquiert également, trois ans plus tard, un autre doctorat ès lettres en Sorbonne pour une thèse intitulée : « Documents sur la diplomatie musulmane à l’époque du Prophète et des Khalifes orthodoxes ». Il retourne dans le sous-continent indien après son séjour d’étude en Europe pour enseigner le droit musulman dans son ancienne université, mais son opposition à l’annexion de Hyderabad par le nouvel État indien le contraint à s’exiler à Paris en 1948. Il y élit domicile jusqu’en 1996.

Installé désormais en Europe, Hamidullah poursuit ses recherches sur l’islam tout en effectuant quelques séjours à l’étranger, en particulier dans l’État nouvellement créé du Pakistan, où il participe à la rédaction de la constitution en 1950, et en Turquie, où il se rend régulièrement pour enseigner à la faculté de théologie de l’Université d’Istanbul. Il se présente, d’ailleurs, comme professeur au sein de ladite université dans la première édition de sa traduction du Coran. Il est nommé en 1954 sur un poste de maître de recherche au CNRS grâce au soutien de l’homme qu’il appelait « maître », à savoir l’orientaliste et islamologue catholique Louis Massignon (1883-1962), et avec l’appui d’Henri Laoust (1905-1983), spécialiste de la pensée hanbalite.

Évoluant dans un contexte où les Frères musulmans sont en pleine expansion, Hamidullah côtoie des membres de ce mouvement, dont Saïd Ramadan (1926-1995), lui-même gendre du fondateur, Hassan el-Banna (1906-1949). Actif dans le dialogue islamo-chrétien en France comme en témoignent ses articles sur ce thème, il s’investit par ailleurs dans l’encadrement de jeunes musulmans français en fondant notamment l’Association des Etudiants Islamiques de France (AEIF) en 1962, soit une décennie après avoir contribué à la création du premier centre culturel musulman dans l’Hexagone. Sa traduction du Coran semble d’ailleurs s’inscrire dans la démarche consistant à faire connaître l’islam aux musulmans européens de langue française par le biais d’un de leurs coreligionnaires. On peut encore déceler le même souci dans ses écrits, comme dans cet article intitulé « Le Saint Coran des Musulmans », où il recommande aux lecteurs de privilégier les traductions musulmanes du texte : « il faut préférer les traductions faites par des Musulmans, pour ne pas risquer du subjectivisme de ceux qui n’y croient pas ».

Des problèmes de santé liés probablement à son âge avancé (88 ans) le poussent à quitter la France en 1996 pour s’installer en Floride, à l’invitation d’un membre de sa famille. Il décède aux États-Unis en décembre 2002.

L’œuvre de Muhammad Hamidullah

Hamidullah écrit dans plusieurs langues (français, anglais, urdu, arabe, turc, allemand, etc.). Il compte à son actif une quarantaine d’ouvrages et un nombre considérable d’articles, parmi lesquels on recense à peu près cent soixante-quatre écrits en français. La place des musulmans dans le sous-continent indien est un de ses centres d’intérêt. Mais l’essentiel de son œuvre est consacré à des thèmes relatifs au droit islamique, au Coran, à la Sīra, c’est-à-dire à la biographie du prophète de l’islam : il étudie par exemple l’activité diplomatique de Muḥammad ou l’articulation entre pensée économique et religion musulmane.

À la différence de son contemporain, l’islamologue Mohammed Arkoun (1928-2010), Hamidullah se distingue par un certain conservatisme. Ses recherches, surtout en histoire, ne mobilisent pas tous les outils de la critique scientifique moderne. Cela lui vaut un accueil pour le moins réservé de la part de plusieurs chercheurs français, en particulier l’historien et spécialiste de l’islam Maxime Rodinson (1915-2004). Tout en reconnaissant sa « grande science », Rodinson déplore par exemple que son ouvrage Le Prophète de l’Islam fasse l’apologie de l’esclavage à l’époque médiévale et le décrive comme « un besoin humanitaire ». Hamidullah essuie également des critiques sur sa traduction du Coran de la part du poéticien Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), qui émet des doutes sur ses compétences linguistiques : « il apparaît que le traducteur ne sait pas le français. C’est regrettable. Il n’apparaît pas qu’il sache l’arabe. C’est inquiétant ».

La traduction du Coran par Hamidullah se caractérise pourtant par un style qu’il a voulu fidèle à l’original, au risque parfois de dérouter le lecteur non-arabophone. À titre d’exemple, le terme Naṣārā (« نصارى »), traduit généralement par « chrétiens », devient « Nazaréens » chez lui ; mais il prend le soin de préciser dans les gloses que cela signifie les « chrétiens » et rajoute, dans son commentaire du verset 113 de la sourate ii : « Nāṣira, – Nazareth – est le pays de Jésus. Le mot n’est pas péjoratif ». Car l’auteur est manifestement mû par le désir « de transposer le Coran en français comme il le récite en arabe ; avec une Foi nue », comme le souligne Louis Massignon dans la préface de la première édition. C’est donc dans une perspective confessionnelle que Hamidullah compose sa traduction, d’où sa longue introduction, très laudative, dans laquelle il traite un certain nombre de sujets tels que le style du Coran, l’histoire de sa rédaction, son contenu, l’ordre de ses versets, l’intérêt particulier qu’il porte aux « Gens de la Bible » et non aux autres religions, la question de la femme dans le texte.

Position de Hamidullah sur les traductions révisées

Dans la quinzaine de rééditions mentionnées au début de la présente notice, des évolutions et modifications textuelles parfois importantes se font sentir à l’intérieur du texte : pour plus de détails, voir l’étude de Maurice Borrmans dans nos orientations bibliographiques. Mais la version la plus diffusée, celle que nous présentons ici, a la particularité d’avoir été copieusement révisée, sans la caution de Muhammad Hamidullah. Cette révision est opérée par la Ligue Islamique Mondiale, qui fait appel au « Complexe du roi Fahd pour l’impression du Saint Coran ». Créé en 1984 et basé à Médine en Arabie Saoudite, ce complexe est placé sous la tutelle du ministère des affaires islamiques. Sa principale mission est d’imprimer et de distribuer des exemplaires du Coran à travers le monde.

L’opposition de Hamidullah aux révisions dont peuvent faire l’objet les traductions du Coran était déjà perceptible avant que son propre ouvrage ne soit concerné à deux reprises, en 1990 et 2000. En témoigne une lettre ouverte parue en 1989 dans la revue trimestrielle « Le Musulman » et qu’il adresse au roi Fahd. Dans cette lettre, il exprime son désaccord quant aux modifications opérées sur la version anglaise du traducteur britannico-indien Abdullah Yusuf Ali (1872-1953), dont le travail figure parmi les plus connus des musulmans anglophones : Changer les mots d’un auteur durant sa vie et par sa permission, rien ne s’y oppose, mais changer les termes employés par un auteur déjà mort, sans connaître son avis et son explication n’est autre chose que falsifier l’histoire. On dirait même qu’au lieu de connaître le « défaut », s’il y en a, de Yusuf ‘Ali, on ferait croire qu’il n’avait pas telle faute. Certes, on peut ajouter dans la traduction de Yusuf ‘Ali des notes de pieds, pour dire qu’on propose telle modification des termes de l’original, mais jamais supprimer le texte original et y écrire quelque chose d’autre.

Hamidullah se démarque par ailleurs, toujours dans cette lettre, de la tendance qu’ont certains de ses contemporains à privilégier l’expression « traduction du sens du Coran ». Car, pour lui, « le terme traduction signifie donner le sens des mots d’une langue en une autre ». Par conséquent, le fait de dire « traduction de sens signifierait donner le sens du sens », ce qui est à son avis « une redondance superflue ». Sa lettre se termine sur une demande qu’il adresse directement au roi Fahd (1921-2005) : « lors de l’édition des textes », celui-ci devrait « donner l’ordre à ses subordonnés » de « respecter ce que l’auteur a dit lui-même, et ne le remplacer par rien sauf comme note distincte et séparée ».

Cette recommandation ne semble pas avoir été suivie par le Complexe, car sa traduction a subi le même sort que celle d’Abdullah Yusuf Ali : même son intitulé initial, Le Saint Coran, traduction intégrale et notes de Muhammad Hamidullah avec la collaboration de Michel Léturmy, devient Le Saint Coran et la traduction en langue française du sens de ses versets. C’est avec une certaine discrétion que Hamidullah s’oppose à la première révision, celle de 1990 : sans doute ne veut-il pas discréditer la Ligue Islamique Mondiale. À ses proches, il fait cependant part de ses vives réserves, comme en attestent ses échanges épistolaires avec son disciple Daniel-Youssof Leclercq à ce sujet. En effet, dans une lettre datée du 12 février 1992, Hamidullah récuse toute responsabilité dans cette nouvelle traduction :  Merci de votre lettre d’hier. S’il vous plaît, ne dites rien à la Ligue Islamique Mondiale concernant leur traduction française du Coran. Ils ont fait ce qu’ils ont pu.
Je pensais que l’article d’éloges provenait de vous.
J’ai lu cet ouvrage. Dans l’introduction, ils disent que ma traduction est la meilleure – quel honneur – puis qu’ils l’ont soumise à quatre comités, l’un après l’autre pour corriger, mais comme d’habitude, ils ne donnent [le] nom de personn[e] 1 comme traducteur : eux-mêmes prennent toute la responsabilité, heureusement. 
Il aborde encore le sujet quelques mois plus tard, dans une autre lettre au même correspondant en date du 8 juillet 1992 : Ne vous fâchez pas : je n’étais pas content de vos éloges de la traduction publiée par l’Arabie. L’avez-vous chez vous ? Que pensez-vous de 63/4, خشب مسندة ? Ils citent mon nom dans l’introduction, et heureusement non comme traducteur. Je ne suis pas responsable devant Dieu.  Quand paraît la seconde et dernière révision, en 2000, il est âgé de quatre-vingt-douze ans. Si elle parvient à sa connaissance, sa réaction n’est pas connue.

Les réviseurs de la traduction publiée en 2000

Cette seconde révision, que nous reproduisons ici, est réalisée sous la direction de trois personnalités religieuses africaines : Fodé Soriba Camara, Mohamed Ahmed Lo et Ahmad Mouhammad al-Amine al-Chinquity, respectivement de nationalités guinéenne, sénégalaise et mauritanienne. On veillera à ne pas confondre le dernier avec Mohammed al-Amine ash-Shinqiti (1905-1974), homme de religion très connu, de nationalité mauritanienne lui aussi.

Fodé Soriba Camara est un ancien traducteur, diplomate et ministre des affaires islamiques en Guinée. Il est connu pour avoir notamment publié en arabe une Étude de la traduction des sens du Coran en français par Régis Blachère (Dirāsat tarǧamat ma’ānī al-qur’ān al-karīm ilā l-luġat al-faransiyya al-latī a‘addahā riǧis balāšīr). Il y conteste les compétences de Blachère en arabe et l’accuse de « poursuivre le même objectif commun à tous les orientalistes, à savoir combattre le Coran ». « Ils disséminent », ajoute-t-il, « mensonges et calomnies dans leurs traductions afin de convaincre les lecteurs que le Coran est l’œuvre du prophète Muḥammad […] ». C’est dire que l’étude en question craint peu les excès de la polémique et les tendances à l’essentialisme qui en découlent. Elle est à ce jour disponible sur le site du Complexe du roi Fahd, parmi les travaux consacrés aux « Traductions incorrectes ».

Formé à l’Université de Médine, Mohamed Ahmed Lo est l’une des figures les plus connues du salafisme en Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal, son pays. Cette notoriété tient largement à son principal ouvrage sur le soufisme, intitulé La Sacralisation des individus dans la pensée soufie (Taqdīs al-ašḫāṣ fī al-fikr al-ṣūfī) : un ouvrage qui recense et dénonce les pratiques et croyances selon lui « déviantes » et « étrangères à l’islam » qui prévaudraient dans ce courant mystique de la religion musulmane.

Enfin, Ahmad Mouhammad al-Amine al-Chinquity (mort en 2013) était un spécialiste de la jurisprudence malikite et de l’exégèse coranique. Il a travaillé au ministère des affaires étrangères mauritanien, puis au ministère de l’information saoudien, avant de s’installer définitivement en Arabie Saoudite, et plus précisément à La Mecque, où il a enseigné jusqu’à sa retraite. Son ouvrage le plus connu est sans doute Les Grâces divines dans les argumentations de Khalil (Mawāhib al-ǧalīl min adillat ḫalīl), un commentaire du célèbre abrégé de jurisprudence malikite L’Abrégé de Khalil (Muḫtaṣar ḫalīl) : le malikisme est l’une des quatre écoles juridiques du sunnisme, majoritaire au Maghreb et en Afrique de l’Ouest.

Les trois réviseurs qui viennent d’être mentionnés sont tous théologiens. Mais seul Fodé Soriba Camara est aussi traducteur professionnel de l’arabe vers le français. On pourrait avancer, non sans précaution, l’hypothèse selon laquelle leurs noms définissent un certain lectorat, peut-être visé prioritairement par le Complexe du roi Fahd : le lectorat des francophones d’Afrique subsaharienne. On dénombre en effet, selon une estimation de 2016, plus de quatre-vingt-quatorze millions de francophones dans cette partie du continent africain, avec une forte proportion de musulmans en Afrique de l’Ouest.

Caractéristiques de la traduction révisée en 2000

Dans ce qui suit, nous allons décrire quelques caractéristiques de la version présentée ici. Pour ce faire, nous la comparerons avec l’édition révisée et complétée par Hamidullah, telle que parue en 1977 au Club Français du Livre, maison qui avait déjà donné la première édition.

Pour ce qui est de la traduction en français du nom Allāh (« الله »), Hamidullah tranche en faveur du terme « Dieu ». Dans sa lettre ouverte au roi Fahd, il argue que c’est l’usage dans certains pays non-arabophones du monde musulman : On le fait depuis plus de mille ans sans gêne en persan, urdu, turc, etc. Et en effet l’expérience montre que le mot « Allah » chez les non-musulmans signifie le Dieu des Musulmans et non le Dieu universel de tout le monde. Les traducteurs du Complexe conservent tout de même la forme arabe car, affirment-ils, « c’est ainsi qu’Il est désigné dans le Coran ». En revanche, ils utilisent « Dieu » et « divinité » pour rendre le nom ilāh (« إله »). Et quand ce nom renvoie à « Allah », ils le traduisent généralement par « Dieu ». Mais quand il vaut pour un nom commun, c’est le terme « divinité » qu’ils privilégient. Encore arrive-t-il qu’ils traduisent la même expression différemment selon la sourate, ce qui peut donner le sentiment d’un certain arbitraire : on comparera par exemple ii, 163 et xvi, 22, où revient la même phrase, « wa-ilāhukum ilāhun wāḥid ». Dans le texte de Hamidullah, cette inconstance est absente.

Par ailleurs, la version révisée se distingue par plusieurs changements opérés dans la traduction des titres de sourates. Pour ne citer que quelques cas, dans la traduction donnée en 1977 par Muhammad Hamidullah, les sourates v, vi, viii, xviii et xxx sont intitulées : « Le plateau servi », « Les limbes », « Les dépouilles », « La grotte » et « Les Byzantins ». Ces titres deviennent ici : « La table servie », « Al-Araf » (non traduit), « Le butin », « La caverne » et « Les Romains ».

Sur les vocables issus de la racine trilitère s-l-m (« سلم »), les deux traductions se rejoignent souvent. En guise d’exemple, Muhammad Hamidullah et ses réviseurs s’accordent pour rendre muslimūn (« مسلمون ») et aslama (« أسلَم ») par « soumis » et « soumettre », comme en xi, 14 et iv, 125. De même, il y a accord entre eux sur salm (« سَلْم »), lorsqu’il est traduit en xlviii, 35 par « paix ». Mais des remaniements importants peuvent aussi survenir : Hamidullah rend, par exemple, les termes islām (« إسلام  ») et silm  (« سِلْم ») par « Soumission » comme en iii, 19 et ii, 208, tandis que les traducteurs de la version révisée préfèrent traduire ces deux termes par la forme translittérée « islam », ce qui renvoie plus explicitement à la foi musulmane.

Toutefois, la matrice est la même : priorité est donnée, dans les deux traductions, à la conformité avec l’avis majoritaire dans l’exégèse classique sunnite. Et cet attachement commun à l’exégèse a pour corollaire une fidélité semblable à la langue source : fidélité qui prévaut sur l’attention à la langue cible. Mais les dissemblances éventuelles des deux textes n’en sont que plus remarquables. Et il est clair que cet extrait de iii, 85, dans la traduction Hamidullah, semblera assez accueillant pour le lecteur non-musulman : « quiconque désire une autre religion que la Soumission [à Dieu], de celui-là ce ne sera point reçu ». Il l’est beaucoup moins dans sa traduction révisée par le Complexe du roi Fahd : « quiconque désire une religion autre que l’Islam, ne sera point agréé ». Deux approches différentes du même verset sont alors nettement perceptibles.

L’orientation idéologique propre à la version révisée se remarque encore à propos d’un terme comme Naṣārā (« نصارى »), traduit tantôt par « Nazaréens », tantôt par « Chrétiens », selon que le passage est favorable ou pas à ces derniers. Soit les versets 62 et 113 de la sourate ii, qui date de l’époque médinoise. Le premier est traduit comme suit : Certes, ceux qui ont cru, ceux qui se sont judaïsés, les Nazaréens, et les sabéens, quiconque d’entre eux a cru en Allah au Jour dernier et accompli de bonnes œuvres, sera récompensé par son Seigneur : il n’éprouvera aucune crainte et il ne sera jamais affligé. Le second est ainsi rendu : Et les Juifs disent : « Les Chrétiens ne tiennent sur rien » et les Chrétiens disent : « Les Juifs ne tiennent sur rien », alors qu’ils lisent le Livre ! De même ceux qui ne savent rien tiennent un langage semblable au leur. Eh bien, Allah jugera sur ce quoi ils s’opposent, au Jour de la Résurrection. Étant donné que le terme « Nazaréens » renvoie souvent aux premiers chrétiens, d’origine juive, le choix interprétatif opéré en ii, 62 laisse à penser que les chrétiens actuels ne sont pas concernés par la promesse divine. En ii, 113, le choix est tout différent et tendrait plutôt à souligner que l’avertissement de Dieu s’adresse bien à eux.

En conclusion : les raisons d’un succès

En dépit de ces observations sur la version révisée, il faut convenir que celle-ci est rédigée dans un français plus accessible et, pour tout dire, plus correct que celui de Muhammad Hamidullah : à la lecture de sa correspondance, mais aussi du jugement prononcé par Jamel Eddine Bencheikh, on aura en effet compris que la syntaxe de ce dernier pouvait laisser à désirer, ce qui s’explique en partie par sa situation de francophone non-natif. Cela dit, le succès de cette version révisée ne tient probablement pas tant à sa qualité linguistique qu’au fait que les autorités religieuses saoudiennes ont décidé de la promouvoir en la distribuant gratuitement. Cette très grande diffusion justifie certainement qu’on la présente ici, mais elle doit faire l’objet de la même contextualisation que toutes les autres traductions du Coran.

Pour en savoir plus

La source XML du texte que nous vous présentons provient du site tanzil.net. Il a été vérifié et émendé en 2019 par Paul Gaillardon, Maud Ingarao, Myriam-Zahra Sahali et Mouhamadoul Khaly Wélé. Pour de premières orientations bibliographiques, on consultera :


Ghedira (Ameur), trad., Le Coran : Nouvelle traduction par Ameur Ghedira. Enluminures de Jean Gradassi, Lyon, Éditions du Fleuve (impr. Audin), 1957.

Hamidullah (Muhammad), trad. et notes, avec la collaboration de Michel Léturmy, Le Saint Coran, préface de Louis Massignon, Paris, Hadj Mohamed Noureddine Ben Mahmoud (copyright Club français du livre), 1959.

Hamidullah (Muhammad), trad. révisée et notes, avec la collaboration de Michel Léturmy, Le Coran, préface de Louis Massignon, Paris, Club français du livre, 1977.

Laïmeche (Ahmed) et Ben Daoud (Benaouda), trad., Le Coran, Lecture par excellence, Oran, Heintz, 1931.

Pesle (Octave) et Tidjani (Ahmed), trad., Le Coran. Traduction par Octave Pesle et Ahmed Tidjani, Rabat, F. Moncho, 1936.


Avon (Dominique), « Intellectuels musulmans au confluent des sciences humaines et du dialogue interreligieux », dans Un nouvel âge de la théologie ? 1965-1980, Colloque de Montpellier (juin 2007), Paris, Karthala, 2009, p. 349- 361 [notamment sur les positions théologiques défendues par Hamidullah dans son dialogue avec les chrétiens, sur les critiques adressées à ses travaux, surtout celles de Jamel Eddine Bencheikh relatives à sa traduction].

Belabas (Abderrazak), « Les écrits de Muhammad Hamidullah en français : tendances et nouveautés », Dialogue Méditerranéen, n° 15-16 (mars 2017), p. 24-57 [nombreuses informations, quoique point de vue visiblement favorable à la traduction révisée].

Borrmans (Maurice), « Louis Massignon, Muhammad Ḥamidullah et sa traduction française du Coran », Islamochristiana, n° 35 (2009), p. 31-49 [notre propre propos est largement inspiré de cet article].

Hamidullah (Muhammad), Le Prophète de l’Islam. Sa vie, son œuvre, Paris, Vrin, 1959 [sur la défense de l’esclavage au VIIe siècle, voir la p. 462].

Hamidullah (Muhammad), « Lettre ouverte du Pr. M. Hamidullah au Roi Fahd de l’Arabie Saoudite », Le Musulman, n° 5 et 6 (Hiver 1989), p. 13.

Larzul (Sylvette), « Hamidullah Muhammad », dans Dictionnaire des orientalistes de langue française, éd. par François Pouillon, Paris, Karthala, 2008, p. 508-509.

Rodinson (Maxime), Mahomet, Paris, Seuil, 1968 [la critique méthodologique des écrits de Hamidullah sur l’esclavage et sur la polygamie se trouve aux p. 266-267].


Les travaux de Muhammad Hamidullah sont présentés, dans une perspective confessionnelle, par son disciple Daniel-Youssof Leclercq, également connu pour avoir récité la traduction française du Coran : https://mdhamidullah.wordpress.com. On trouvera notamment sur ce blog la lettre ouverte au roi Fahd d’Arabie Saoudite : https://mdhamidullah.files.wordpress.com/2015/11/lettre-ouverte-roi-fahd.pdf.

Certains livres de Hamidullah en anglais, urdu et arabe peuvent être consultés sur ce site : https://hamidullah.info.

  • 1 Dans le texte original, on lit : « ils ne donnent nom de personnes ».