Notice sur Arrivabene

La traduction italienne de Giovanni Battista Castrodardo publiée par Andrea Arrivabene (1547)

Nota bene : questa nota introduttiva è disponibile anche in italiano

Maurizio Busca

La première traduction complète du Coran qui nous soit parvenue dans une langue vernaculaire est imprimée à Venise en 1547. On la trouve dans un ouvrage intitulé L’Alcorano di Macometto, nelqual si contiene la dottrina, la vita, i costumi, et le leggi sue. Tradotto nuovamente dall’Arabo in lingua Italiana (« Le Coran de Mahomet, contenant sa doctrine, ses coutumes et ses lois. Nouvellement traduit de l’arabe en langue italienne »). Contrairement au programme affiché dans le titre, cette traduction n’est pas fondée sur le texte arabe, mais sur la version latine de Robert de Ketton, d’ailleurs sensiblement abrégée. Cette version italienne mérite néanmoins d’être connue pour des raisons d’ordre documentaire et historico-culturel : elle a largement contribué à la circulation du savoir sur l’islam dans l’Europe de la première modernité.

Giovanni Battista Castrodardo, auteur de l’Alcorano

L’Alcorano a été publié par l’éditeur vénitien Andrea Arrivabene. Au cours des derniers siècles, plusieurs hypothèses ont été avancées sur l’identité de son traducteur, resté anonyme, et il a fallu attendre les années 2000 pour que cette identité soit percée à jour, d’après les minces traces autobiographiques dispersées dans le texte. L’Alcorano doit désormais être attribué à Giovanni Battista Castrodardo, et bien que l'existence de ce dernier soit assez mal connue, il est possible de la retracer dans les grandes lignes.

Giovanni Battista Castrodardo naît vers 1517. Il est issu d’une famille bourgeoise de Belluno, ville située dans le territoire de la République de Venise, et il a pour oncle l’humaniste Pietro Marenio Aleandro. D’après le témoignage d’un contemporain, l’érudit Giorgio Piloni, Castrodardo poursuit des études littéraires et juridiques : aucune mention n’est faite, en revanche, d’un éventuel apprentissage des langues orientales. Dès son jeune âge, il est orienté vers la carrière ecclésiastique. Il intègre en 1534 le chapitre de la cathédrale de Belluno et ne le quitte qu’en 1584, trois ou quatre ans avant sa mort, sans avoir jamais exercé de charges notables. Il est ordonné prêtre en 1539. Son parcours est apparemment linéaire, mais il connaît une césure importante entre 1543 et 1548, période pendant laquelle Castrodardo abandonne Belluno et, collaborant avec deux éditeurs vénitiens au moins, semble tenter une carrière dans le monde des lettres. Il fait ses débuts en 1544, en publiant chez Michele Tramezzino sa traduction des trois livres De varia historia de Nicolò Leonico Tomeo, un ouvrage érudit sur le monde ancien qui connaît alors un succès considérable. Dans la préface, Castrodardo annonce être engagé dans un deuxième projet, à savoir la composition d’un commentaire à la Comédie de Dante. Si l’on en croit ce qu’il écrit dans une note marginale de l’Alcorano, la rédaction de ce commentaire a bien avancé, en 1547 : elle est peut-être même achevée. Mais ce travail ne sera jamais imprimé et le manuscrit est aujourd’hui perdu. Entre 1544 et 1547, Castrodardo travaille également au chantier de l’Alcorano, sans doute sur la commande de l’éditeur Andrea Arrivabene. La parution de ce troisième ouvrage semble marquer la fin des rapports entre Castrodardo et le milieu éditorial vénitien : en 1548, il regagne Belluno et si, dans les décennies suivantes, il compose une œuvre historiographique sur les évêques locaux ainsi que des poèmes, ces textes sont demeurés manuscrits ; ils ne nous sont connus que par des témoignages indirects et par des fragments. L’Alcorano est donc le dernier de ses ouvrages qui nous soit parvenu intégralement.

Cet aperçu sur la vie de Giovanni Battista Castrodardo peut légitimement soulever quelques perplexités : traducteur du Coran, il paraît n’avoir jamais étudié l’arabe ni d’autres langues orientales, et rien ne laisse croire qu’il ait cultivé des intérêts particuliers pour l’islam ou, plus généralement, pour l’Orient. L’Alcorano apparaît dès lors comme un objet excentrique, au regard de sa production littéraire comme de son horizon culturel. Le choix d’Arrivabene, qui ne s’adresse pas à un orientaliste pour faire réaliser une traduction du Coran, ne semble pas moins déroutant. Pour comprendre les raisons qui ont pu les amener à s’associer dans un tel projet, il faut reconstruire le contexte dans lequel paraît le livre, puis en considérer les aspects formels, la structure et le contenu.

Le contexte de parution de l’Alcorano

Le deuxième quart du XVIe siècle est une période turbulente des deux côtés de la Méditerranée. L’Europe, secouée dès la fin des années 1510 par la Réforme, est déchirée par les affrontements entre catholiques et protestants. Elle n’est pas moins ébranlée par les guerres d’Italie, qui opposent durant des décennies la France et le Saint-Empire. Les régions comprises entre la Méditerranée orientale et le Golfe Persique, quant à elles, voient leurs équilibres précaires brisés par les politiques agressives de la Perse et de l’Empire ottoman. Les visées expansionnistes ottomanes finissent du reste par concerner directement l’Europe : après avoir achevé la conquête de l’Égypte mamelouk, en 1517, le sultan lance une série de campagnes militaires contre les Balkans et la Hongrie, jusqu’à menacer la ville même de Vienne, en 1529. Parmi les conséquences de ces opérations sur l’Occident chrétien, deux s’avèrent déterminantes pour la publication de l’Alcorano. L’une est de nature politique et militaire : c’est l’alliance du roi François Ier avec le sultan Soliman Ier contre les Habsbourg ; une alliance scellée en 1536 puis maintenue grâce à des efforts diplomatiques intenses et prolongés, dont le plus significatif est l’ambassade (1547-1553) de Gabriel de Luetz, seigneur d’Aramon, qui se trouve être le dédicataire de l’Alcorano. L’autre est de nature culturelle et littéraire : elle consiste en un intérêt croissant, de la part des lecteurs européens, pour une puissance aussi menaçante que fascinante, mais encore relativement peu connue ; à partir des années 1530-1540, commencent à circuler dans toute l’Europe de nombreux ouvrages en latin et en vulgaire, consacrés à l’Empire ottoman et à ses habitants, à leurs coutumes, à leur langue, à leurs institutions et à leur religion.

C’est dans ce contexte que doit être situé Andrea Arrivabene, éditeur, auteur et traducteur vénitien actif de 1534 à 1570. Proche des milieux hétérodoxes de l’Italie du nord-est, lié à plusieurs personnages accusés d’hérésie réformée, engagé dans le colportage et la diffusion d’œuvres suspectes ou interdites, Arrivabene est plusieurs fois inquiété par l’Inquisition au cours de sa carrière. Dans ses premières années d’exercice, son catalogue présente une grande variété interne. Il accueille des œuvres principalement rédigées en latin et portant sur une pluralité de sujets : médecine, science, religion, philosophie, histoire, poésie, théâtre… Vers la fin des années 1530, cependant, il précise sa stratégie commerciale. Ses publications en italien se multiplient, consacrées le plus souvent à la religion chrétienne, de même qu’à l’histoire ancienne et contemporaine : parallèlement aux œuvres édifiantes d’Éphrem, d’Augustin, de Savonarole et de Comalada, il donne aux lecteurs Xénophon et des historiens de l’Antiquité tardive, le Boccace historien et mythographe, mais aussi la vie du duc de Milan Francesco Sforza par Giovanni Simonetta, l’Histoire de Florence par Machiavel et l’histoire de la guerre entre Venise et la Ligue de Cambrai, par Andrea Mocenigo. Arrivabene s’adresse ainsi à un public non pas érudit, mais instruit et curieux, intéressé aussi bien par les religions que par l’histoire ancienne et récente, désireux de se documenter à l’aide d’ouvrages de vulgarisation. C’est dans le cadre de cette activité éditoriale que s’inscrit le projet de l’Alcorano.

Si le processus précis de conception et de réalisation de l’Alcorano demeure inconnu, quelques-unes des circonstances qui ont vraisemblablement contribué à la genèse et à la mise en forme du volume peuvent être relevées. Au début des années 1540, le Coran fait l’objet de publications destinées à une large diffusion : en 1543, Theodor Bibliander met sous presse son édition monumentale du corpus de Cluny, composé au milieu du XIIe siècle et qui inclut la traduction latine du Coran par Robert de Ketton ; la même année, Johann Albrecht Widmanstetter publie sa Mahometis Abdallæ filii theologia dialogo explicata, qui contient l’édition commentée d’un épitomé du Coran et de l’une des pièces du corpus de Cluny, la Doctrina Machumet. De manière plus générale, vers la moitié des années 1540, le marché de la librairie s’enrichit de nombreuses nouveautés sur les Turcs et sur l’islam. Mais, qu’il s’agisse de pamphlets militants ou de sommes érudites, ces ouvrages ne sont souvent disponibles qu’en latin. Avec l’Alcorano, Arrivabene se propose donc d’occuper une niche vacante dans le marché éditorial italien et européen : il fait paraître un compendium en langue vulgaire sur la religion des Turcs contenant notamment une primeur, le Coran « nouvellement traduit de l’arabe ». Ce faisant, il étoffe son répertoire d’ouvrages sur l’histoire récente de Venise et surtout des États avec lesquels elle entretient les rapports les plus complexes : après la république de Florence (Machiavel, Historie, 1539-1540), le duché de Milan (Simonetta, Historie, 1544) et les puissances réunies dans la Ligue de Cambrai (Mocenigo, La guerra di Cambrai, 1544), il fait un sort à l’Empire ottoman (L’Alcorano di Macometto, 1547).

Replacé dans cette perspective, le choix de confier la traduction du Coran non pas à un orientaliste mais à un clerc féru de latin paraît certainement moins incongru, car le projet même de l’Alcorano ne semble pas répondre en premier lieu à des ambitions philologiques, exégétiques, théologiques ou apologétiques. Par ailleurs, la dédicace de ce livre à l’ambassadeur français Gabriel de Luetz, lors de son bref séjour vénitien en février 1547, alors qu’il se trouve sur le chemin vers Istanbul, témoigne aussi des enjeux idéologiques et politiques de cette entreprise éditoriale.

L’Alcorano di Macometto : aspects formels et organisation de la matière

Les clients réguliers du libraire Arrivabene devinent sans doute dès le premier coup d’œil que l’Alcorano, imprimé en caractères italiques, n’est pas un ouvrage de sujet éminemment religieux : il aurait, sinon, été imprimé en caractères ronds. Dans sa dédicace, Arrivabene lui-même souligne qu’il tient ce volume pour un livre d’histoire, discipline précieuse pour tous ceux qui sont engagés dans le gouvernement et l’administration d’un État. Or, puisque les rapports entre la chrétienté et la « nation mahométane » sont particulièrement orageux, écrit-il, les Princes chrétiens se doivent de connaître les fondements de cette civilisation, afin de mieux régler leurs relations avec elle, en temps de paix comme en temps de guerre. Ils pourront retrouver ces fondements dans l’Alcorano, « dans lequel la religion, les lois, les coutumes et presque chaque aspect de la vie de ces gens-là sont amplement décrits ». On comprend que, pour Arrivabene, la catégorie d’« histoire » englobe, voire privilégie, ce que nous appellerions l’ethnographie, l’histoire des religions et l’histoire des institutions.

L’Alcorano se compose de deux sections de longueur inégale. La première constitue une sorte de longue introduction ethnographique, dont la matière est empruntée à différents ouvrages de parution récente : de Juan Andrés, l’Opera chiamata confusione della setta machumetana (1537) ; de Bartoloměj Georgevič, le De Turcarum ritu et cærimoniis (1544) ; de Luigi Bassano, I costumi et i modi particolari de la vita de Turchi (1545) ; de Bernardo Giustinian, l’Historia […] dell’origine di Vinegia (1545). Du travail sur ces sources, l’auteur tire un premier chapitre consacré à la vie de Mahomet, puis quatre chapitres sur les coutumes des Turcs et sur leurs rapports avec les chrétiens. Dans les copies mises en commerce après 1548, cette section est augmentée de deux chapitres tirés du Trattato de costumi et vita de Turchi de Giovanni Antonio Menavino et de la Prophetia de maometani, et altre cose turchesche de Bartoloměj Georgevič, tous deux publiés en 1548.

Après cette introduction, s’ouvre la section principale du volume, divisée en trois livres. Elle réunit la traduction abrégée de trois pièces présentes dans le corpus de Cluny (Primo libro) et celle du Coran (Secondo et Terzo libro). De fait, elle reproduit la structure du recueil composé à l’initiative de Pierre le Vénérable quatre siècles auparavant, dans lequel le texte coranique est associé à une série d’opuscules illustrant différents aspects de la vie du prophète et de ses successeurs, ainsi que de la théologie, des lois et des coutumes religieuses musulmanes. Le Primo libro dell’Alcorano vise à montrer comment Mahomet fonda son pouvoir politique et son autorité religieuse : il contient un épitomé de la Chronica mendosa et ridicula Sarracenorum, du De generatione Machumet et nutritura eius, et de la Doctrina Machumet. Les deux livres suivants présentent « la loi des Sarrasins, qui leur a été imposée par Mahomet » : c’est-à-dire le Coran. Il est ici divisé en deux moitiés, selon la tradition fixée dans la réception européenne par la traduction latine de Robert de Ketton. La Fātiḥa, ou sourate d’ouverture, est isolée du reste du texte et elle n’est pas numérotée : Castrodardo semble la traduire d’après la deuxième des trois versions latines fournies par Bibliander. À partir de la sourate ii, commence la série des vingt-six chapitres composant le Secondo libro, soit les sourates ii à xviii dans la numérotation aujourd’hui en usage : la deuxième sourate est divisée en trois parties, la troisième en trois parties elle aussi, la quatrième en quatre, la cinquième en deux, la sixième en trois et la dix-septième en deux. Le Terzo libro est composé de quatre-vingt-seize chapitres : ce sont les sourates xix à cxiv. Chaque chapitre est introduit par une formule identique, qui correspond à l’invocation ouvrant la Fātiḥa : « In nome di Dio Misericordioso, e Pio ». Dans la version latine de Robert de Ketton, cette formule n’apparaissait qu’en tête des sourates de la seconde moitié du Coran.

La traduction du Coran par Giovanni Battista Castrodardo

Alors que, dans le frontispice et dans la dédicace, l’éditeur Arrivabene affirme à plusieurs reprises que le Coran est traduit depuis le texte arabe, le traducteur Castrodardo ne se cache pas d’avoir travaillé d’après le latin : on lira, à ce propos, ses notes sur le premier verset de la sourate cvii et sur la fin du texte. À supposer qu’il ait jamais appris des rudiments d’arabe et qu’il ait parcouru le Coran en langue originale, dans une copie manuscrite ou dans l’édition des Vénitiens Paganino préparée en 1537-1538, force est de reconnaître que sa traduction se fonde uniquement sur la version latine de Robert de Ketton.

Pour réaliser son travail, Castrodardo s’est certainement servi d’un ou plusieurs manuscrits du corpus de Cluny, ainsi que d’un exemplaire de l’édition Bibliander, parue en 1543. En témoigne une note marginale du Primo libro relevant l’existence d’oscillations dans les graphies des noms arabes : graphies qu’il s’abstient d’harmoniser car, écrit-il, « peu importe de connaître les noms des Arabes, vu qu’ils ne partagent pas notre loi [religieuse] ». Dans cette note, il laisse entendre qu’il a eu accès à des sources à la fois manuscrites et imprimées. Plusieurs indices laissent d’ailleurs penser que le texte du Primo libro est fondé sur la leçon d’un manuscrit, alors qu’à partir de la sourate iv au moins et jusqu’à la fin de l’ouvrage, le traducteur s’appuie sur le texte établi par Bibliander : il arrive cependant que deux sources différentes soient convoquées dans le traitement d’un seul lieu textuel. Quant aux quelque huit cents notes insérées dans les marges pour fournir des repères thématiques aux lecteurs, pour éclaircir des points obscurs ou pour commenter des passages du texte, la plupart sont tirées de l’édition de Bibliander. Une quarantaine d’entre elles provient directement ou indirectement de la tradition manuscrite, via les annotations qui suivent le texte coranique dans cette même édition. Une soixantaine a été empruntée à l’ouvrage déjà cité de Widmanstetter : les gloses de ce dernier, nourries de notions de kabbale, pullulent en marge de La dottrina di Macometto, dans le Primo libro ; elles sont moins nombreuses en marge du Secondo libro et apparaissent de façon plus discrète encore dans le Terzo libro. Environ quatre-vingt-dix notes ont été rédigées par Castrodardo lui-même ou ont été tirées d’autres sources que celles que nous venons de mentionner. Enfin, dans une soixantaine de cas, le traducteur a sensiblement modifié ou augmenté les notes qu’il a traduites de ses sources principales. Par ailleurs, il arrive quelquefois que les rapports entre les notes et le texte soient problématiques : le système de rappels mis en place dans le chapitre sur La Dottrina di Macometto est largement fautif, ce qui empêche de repérer les correspondances entre texte et notes ; de même, dans le Terzo libro, les notes au verset 15 de la sourate xxix et au verset 5 de la sourate lxx, empruntées à Bibliander, commentent des passages du Coran qui n’ont pas été traduits en italien. Ce dernier point rend assez piquante la glose au premier verset de la sourate cvii, glose empruntée elle aussi à Bibliander : Castrodardo y signale que le texte est lacunaire – alors que toute la traduction fournie par son propre Alcorano est lacunaire !

En effet, si les cent quatorze sourates du Coran ont toutes été traduites, elles ne l’ont pas été intégralement, ni de façon égale. Les premières procèdent d’une traduction complète, exception faite pour quelques segments ponctuellement abrégés ou expurgés de certains éléments, sans doute perçus comme contradictoires, redondants ou malséants. Mais à partir de la sourate iv, Castrodardo paraît pressé d’avancer. Il biffe quelques mots, puis un verset, puis supprime de plus en plus souvent des sections plus étendues, généralement de caractère narratif : ces sections dépassent, dans certains cas, la centaine de versets ; environ cent trente versets sont ainsi effacés dans la sourate vii, environ cent cinquante dans la sourate xxvi. À quelques exceptions près, Castrodardo traduit in extenso les ouvertures et les conclusions : ce sont surtout les parties centrales qu’il abrège. Au fur et à mesure qu’il avance, et notamment à partir des sourates l à lx, il semble isoler des noyaux textuels à traduire, d’après les indications que lui fournissent les notes marginales de Bibliander et certains repères internes, telles les apostrophes à Dieu et aux croyants. Or, il faut préciser que Castrodardo ne fournit pas de résumés pour les sections abrégées : des amputations auxquelles il se livre découle par conséquent une sorte d’écriture « impressionniste », procédant par accumulation de sentences disjointes. Dans le texte italien, une seule et même phrase peut être composée d’éléments se situant à plusieurs versets de distance : voir, par exemple, la phrase formée par les versets 12 et 32 de la sourate xxxvi. Et les centons qui en résultent peuvent s’écarter nettement du sens du texte latin, comme aux versets 8 à 10 de la sourate lix. Chez Bibliander, on lit en effet : [8] Pauperes in Dei nomine peregrinantes, et e domibus suis atque pecuniis exeuntes, ac Deo suoque prophetæ subuenientes, ueraces existunt. [9] Quorum primi credentes, diligentes ad se uenientes alios sibi præferunt, bonaque sua diuinitus sibi commissa cæteris tribuendo sibi subtrahunt, licet eos fames atque necessitas premant. [10] Horum autem successores Deum taliter exorant […]. Chez Castrodardo, qui traduit seulement les mots que nous avons mis en italiques, on lit : [8] I poveri peregrinando in nome di Dio son veraci, [10] i successori de tali orano Dio. Dans le texte latin, « les pauvres » constituent le sujet du verset 8, « les premiers croyants » celui du verset 9 et « les successeurs [des premiers croyants] » celui du verset 10 ; dans le texte italien, amputé du verset 9, « les successeurs » dont il est question au verset 10 deviennent successeurs des pauvres.

Sans parler des fautes d’impression, les lieux où Castrodardo altère le sens du texte latin sont très nombreux, et les causes de ces altérations sont multiples : incompréhension ou lecture fautive de mots latins ou sémitiques ; paraphrases impropres ; omission de segments indispensables pour le maintien du sens de la phrase ; ambiguïtés dues au calque de la syntaxe latine, notamment dans la traduction des ablatifs absolus ; interprétations libres des liens syntaxiques ; confusion des instances énonciatives ; intégration dans le texte d’éléments tirés des notes marginales ; probables tentatives d’amender des lieux textuels perçus comme corrompus. Dans quelques cas, allant à l’encontre de son approche ordinaire, le traducteur ajoute des éléments absents de sa source : des phrases entières sont insérées notamment dans la sourate ii, après les versets 142, 177, 192 et 215, et dans la sourate xi, après les versets 121 et 123 ; de même, au verset 72 de la sourate lv et au verset 33 de la sourate lxxviii, la description des vierges que les croyants trouveront au paradis est augmentée de nouveaux détails.

Au demeurant, Castrodardo ne semble pas revenir en arrière pour éclaircir ou corriger des passages dont la traduction s’avère manifestement ambiguë ou aberrante. C’est particulièrement net dans les versets de la sourate iii consacrés aux batailles. Ces batailles sont désignées dans la version de Robert de Ketton par le mot latin lis : Castrodardo en traduit les premières occurrences par « contentione » (v. 111) ou « lite » (v. 121), c’est-à-dire « disputes, litiges » ; mais aux versets 142 et 143, il devient évident qu’il est bien question d’affrontements armés, et c’est pourquoi il commence à se servir du mot « battaglia » ; et cependant, il néglige de retoucher les phrases déjà traduites. Le verset 214 de la sourate ii offre un exemple encore plus frappant de telles négligences. Le latin « quousque prophetæ uirisque bonis cum eo uindicem quærentibus intimatum est, uindictam propinquam esse ? » (« jusqu’à ce qu’au prophète et aux hommes bons cherchant avec lui un vengeur fût annoncé que la vengeance était proche ») donne une traduction dépourvue de tout sens : « fino à che i Propheti, e con lui i buoni huomini cercando d’un vendicatore, fu annuntiato, che la vendetta era vicina » (« jusqu’à ce que, les prophètes, et avec lui les hommes bons cherchant un vengeur, il fût annoncé que la vengeance était proche »). Sans doute cela tient-il à une lecture hâtive, les datifs « prophetæ uirisque… quærentibus » étant considérés comme un nominatif pluriel et un ablatif absolu.

Pour conclure, on peut affirmer que les questions semblant importer le plus à Castrodardo sont d’ordre théologique et doctrinaire, car les passages qui les développent sont les moins écourtés : les sections de caractère narratif ou prescriptif, en revanche, sont volontiers supprimées. Il est en outre permis de supposer que, du moins dans certaines parties, cette traduction a fait défaut d’une scrupuleuse révision. Enfin, un certain malaise du traducteur est perceptible, dans l’appréhension d’un texte dont la rhétorique est étrangère à sa formation et à sa sensibilité. En face d’un passage du Coran soulignant la complexité inhérente au texte (x, 39), Bibliander se contentait de gloser : « Difficulté de comprendre le Coran ». La remarque insérée par Castrodardo en regard du même verset nous parle de l’estime dans laquelle le chanoine de Belluno tient l’objet de son labeur : « On ne comprend pas le Coran car il est intrinsèquement confus ».

La réception de l’Alcorano

Malgré la mise à l’Index du Coran latin, en 1559, et de ses versions en langue vulgaire, en 1564, malgré les jugements sévères de nombreux orientalistes sur la traduction de seconde main publiée par Arrivabene, l’Alcorano a longtemps connu une vaste diffusion en Italie et au-delà des Alpes. Cette diffusion se remarque à la survie de nombreux exemplaires imprimés, ainsi que d’une copie manuscrite au moins ; à la longue série de témoignages laissés par les lecteurs et possesseurs du volume ; enfin et surtout, aux réappropriations et réélaborations dont il fait l’objet. En effet, la matière de l’Alcorano se retrouve copiée, réécrite ou traduite dans plusieurs ouvrages, datant pour la plupart des XVIe et XVIIe siècles. Parfois, ce sont des sections de l’introduction et du Primo libro qui sont réinvesties : en 1560, par exemple, Francesco Sansovino insère une large partie du Primo libro dans sa somme en italien sur les Turcs, l’Historia universale dell’origine et imperio de’ Turchi. Dans d’autres cas, ce sont la version italienne du Coran ou l’ouvrage entier qui sont traduits en d’autres langues : en 1616, le contenu des trois livres de l’Alcorano est traduit en allemand par Salomon Schweigger ; plusieurs fois réimprimée, cette version allemande sert à son tour de base à la traduction hollandaise anonyme parue en 1641. Mais ce n’est pas tout : au XVIIe siècle, l’Alcorano circule également dans les communautés juives d’Europe, auprès desquelles sont réalisées deux nouvelles traductions, demeurées manuscrites, en hébreu et en castillan.

Pour en savoir plus

Le texte que nous vous présentons a fait l’objet d’une saisie initiale par la société Datactivity. En 2020, il a été encodé en XML-TEI par Paul Gaillardon et Maurizio Busca. Ce dernier a ensuite parallélisé, édité et annoté le texte. Afin de mettre à la disposition des lecteurs contemporains un texte aisément lisible, on a procédé à la dissimilation des u et des v, au développement des abréviations, à l’intégration des apostrophes dans les notes marginales et à la correction des fautes d’impression les plus courantes, comme l’interversion de n et de u, le dédoublement impropre de lettres, etc. En revanche, il a paru opportun de conserver les ambiguïtés et les incohérences du texte quand elles ont dû poser des problèmes aux premiers lecteurs ou aux traducteurs : les accents toniques n’ont pas été régularisés, ni les variantes graphiques des noms sémitiques harmonisées. Les problèmes textuels les plus complexes sont tout de même signalés et commentés en note, tout comme les traductions les plus aberrantes et relevant du contresens.

La source de chaque note marginale de l’Alcorano a été indiquée par une lettre insérée entre crochets en fin de note : [B], [A], [M], [W], [C] ou une combinaison de deux ou trois de ces cinq lettres. Une note terminant par le sigle [B] est la traduction d’une note marginale de l’édition du corpus de Cluny publiée par Bibliander en 1543. Le sigle [A] marque les notes de l’Alcorano traduisant l’une des notes attestées par la tradition manuscrite que Bibliander a recueillies dans la section intitulée Annotationes eruditi cuiusdam de son édition ; le sigle [M], en revanche, marque les notes attestées par la tradition manuscrite qui n’ont pas été recueillies par Bibliander. Le sigle [W] permet de reconnaître les notes tirées de la Mahometis Abdallæ filii theologia dialogo explicata de Johann Albrecht Widmanstetter. Le sigle [C], quant à lui, indique les notes rédigées par Castrodardo ou tirées d’autres sources que celles que nous venons de mentionner. Enfin, lorsqu’une note est fondée sur plusieurs sources, les cinq lettres peuvent être associées : par exemple, une note fusionnant une glose de Bibliander et une de Widmanstetter est signalée par le sigle [BW], alors qu’une glose de Bibliander sensiblement modifiée ou augmentée par Castrodardo est associée au sigle [BC].

Dans cette notice, ainsi que dans les notes rédigées pour accompagner cette édition numérique de l’Alcorano, le nom de Muḥammad apparaît souvent dans une forme désuète, à savoir « Mahomet ». Il ne s’agit pas d'une négligence ou d'un anachronisme ; tout au contraire, il s'agit d'un choix effectué pour établir une distinction entre le personnage historique et ses représentations élaborées au cours du Moyen Âge et du XVIe siècle. La forme « Muḥammad » est donc employée pour évoquer le personnage historique, alors que la forme « Mahomet » est utilisée pour renvoyer à ses représentations médiévales et renaissantes.

Au cours des dernières décennies, l’Alcorano a été étudié par des historiens et par des historiens de la littérature. Les travaux récents les plus importants sont ceux de Pier Mattia Tommasino, qui a notamment découvert l’identité de l’auteur et mené des analyses minutieuses sur le contexte de parution et de circulation. Les informations fournies dans la présente notice sur l’auteur, sur le cadre de publication et sur la réception de l’Alcorano sont largement redevables à ses recherches. Pour de premières orientations bibliographiques, on consultera :


Adorni Braccesi (Simonetta), « Andrea Arrivabene », dans Dizionario storico dell’Inquisizione, Pise, Edizioni della Normale, 2010, vol. 1, p. 101-102.

Bobzin (Harmut), Der Koran im Zeitalter der Reformation : Studien zur Frühgeschichte der Arabistik und Islamkunde in Europa, Beyrouth / Stuttgart, Steiner, 1995.

Burman (Thomas), Reading the Qur’ān in Latin Christendom, 1140-1560, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2009.

De la Cruz Palma (Óscar) et Ferrero Hernández (Cándida), « Robert of Ketton », dans Christian-Muslim Relations. A Bibliographical History [CMR], Leyde, Brill, 2009-2020, vol. 3, 1050-1200, p. 508-519.

Gordon (Bruce), « Theodor Bibliander », dans CMR, vol. 6, Western Europe (1500-1600), p. 675-685.

Hamilton (Alastair), The Forbidden Fruit : The Koran in Early Modern Europe, Londres, London Middle East Institute, 2008.

Tommasino (Pier Mattia), L’Alcorano di Macometto Storia di un libro del Cinquecento europeo, Bologne, Il Mulino, 2013 [traduit en anglais par Sylvia Notini : The Venetian Qur'an : a Renaissance Companion to Islam, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2018].

Tommasino (Pier Mattia), « Giovanni Battista Castrodardo », dans CMR, vol. 6, Western Europe (1500-1600), p. 506-511.