L’interprétation du Coran par Arthur John Arberry (1955)

Claire Gallien

Nul mieux qu’Arthur John Arberry lui-même n’a su résumer en quelques mots son œuvre : Avant que la vérité sur l’Orient et ses peuples puisse s’établir dans la conscience commune occidentale, une vaste accumulation d’absurdités, de contresens et de mensonges délibérés devra être évacuée. C’est une partie de la tâche de l’orientaliste consciencieux que de procéder à ce nettoyage1. Malgré sa prétention grandiloquente et problématique à atteindre « la vérité » sur « l’Orient et ses peuples », cette citation fait bien sentir dans quel état d’esprit Arberry travailla et la tâche qu’il se fixa, dans sa carrière d’orientaliste : rien de moins que présenter l’Orient à l’Occident. Les quelque quatre-vingt-dix livres (éditions, traductions, monographies, catalogues) qu’il publia, sa rapidité et ses compétences exceptionnelles comme traducteur de l’arabe et du persan prouvent, sinon la validité de son propos, du moins l’authenticité de son engagement.

Arthur John Arberry naît le 12 mai 1905. Après avoir fréquenté la Portsmouth Grammar School comme boursier, il entre à dix-neuf ans au Pembroke College, à Cambridge. Il se spécialise en grec et en latin, et réussit les deux parties du Classical Tripos (1925-1927), un cours de trois ans portant sur les langues grecque et latine, la littérature classique, l’histoire ancienne, l’art et l’archéologie classiques, la philosophie classique et la linguistique. Ses premières années comme étudiant à Pembroke coïncident également avec la présence de l’islamologue Edward G. Browne. Browne décède en 1926, mais laisse un héritage durable à Cambridge, avec la création de la bourse Browne : grâce à cette bourse, Arberry s’oriente vers l’étude des langues orientales et, en 1929, est diplômé en arabe et en persan.

Sa formation de classiciste influence sa carrière ultérieure de traducteur de ces deux langues, ainsi que son intérêt pour la rhétorique. Par ailleurs, même s’il indique que sa traduction du Coran s’écarte de toutes les tentatives antérieures de la part des orientalistes, il importe de noter qu’il s’appuie sur une entrée philologique traditionnelle dans les études orientales sur le Coran, à savoir la langue arabe ; qu’il fait sa carrière dans des institutions du savoir orientaliste, comme l’India Office, la School of Oriental and African Studies (Université de Londres) et Cambridge, en tant que titulaire de la chaire Sir Thomas Adams, ce qui le place dans une longue lignée d’orientalistes du début de l’ère moderne, depuis Abraham Wheelock et Simon Ockley ; enfin, qu’il consacre un certain nombre de livres aux orientalistes britanniques qui l’ont précédé, en particulier British contributions to Persian studies (1942), British orientalists (1943), et, plus tard, Asiatic Jones (1946).

L’étudiant Arberry est aussi marqué par l’enseignement de Reynold A. Nicholson, à qui il est uni par une étroite amitié. C’est l’influence de Nicholson qui provoque son intérêt pour le néo-platonisme, la philosophie mystique et le soufisme. Cet intérêt donnera lieu à nombreuses publications, dont l’édition et la traduction du Mawāqif et du Muḫātabāt de l’érudit et mystique chiite al-Niffarī : le premier de ces deux livres parus en 1935 décrit les états du gnostique, le second des communications de Dieu à l’auteur. En 1937, Arberry publie le Kitāb al-tawahhum, « Le Livre de la purification spirituelle », du fondateur de l’école de philosophie islamique de Bagdad, théologien et mystique soufi al-Muḥāsibī, et le Kitāb al-ṣidq, « Le Livre de la véracité », une description des qualités morales qu’un musulman sincère doit acquérir dans l’espoir de rencontrer son Seigneur, par le mystique soufi al-Ḫarrāz. En 1942, il publie une Introduction to the History of Sufism. En 1950, il fait paraître Sufism. Il compose en outre une série de traductions des œuvres de Rūmī : Rubāʿiyāt (1949), Discourses (1961), Tales from the Masnavi (1961), More Tales from the Masnavi (1963) et le premier volume des Mystical Poems (1968).

Il se marie en 1932 et s’installe pendant deux ans au Caire, où il occupe le poste de directeur du département de lettres classiques, dans l’Université du Caire (fondée en 1908). C’est d’ailleurs au Caire qu’il publie ses premiers travaux de traduction, parmi lesquels : l’édition du Kitāb al-taʿarruf li-maḏhab ahl al-taşawwuf (1934) d’al-Kalābāḏī, qui paraîtra en traduction en 1935 sous le titre The Doctrines of the Sufis, le Kitāb riyāḍat al-nafs d’al-Tirmiḏī, sur l’apprivoisement des désirs instinctifs de l’être humain, une pièce de théâtre d’Ahmad Shawqi, Maǧnūn Laylā (1933), ainsi que ses premières traductions du persan, The Tulip of Sinai (1947) de Muhammad Iqbal et Fifty Poems of Hafiz (1947).

À son retour en Angleterre, en 1934, il devient le bibliothécaire de l’India Office. Ce poste, qu’il occupe jusqu’au début de la guerre, lui donne l’occasion de publier divers catalogues, dont le Catalogue of the Arabic Manuscripts in the India Office Library (1936) et le Catalogue of Persian Books (1937). Il met son expertise au service de la Cambridge Library avec A Second Supplementary Hand-List of Muhammadan Manuscripts in Cambridge (1952), et fait également paraître un catalogue des manuscrits arabes (1955-1964) et des manuscrits persans (1959-1962) pour la Chester Beatty Library de Dublin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il sert le ministère de l’Information. Puis il retourne à la vie universitaire en 1944, en étant nommé à la chaire de persan de l’université de Londres, où il devient professeur d’arabe en 1946. Pendant qu’il exerce ces fonctions, il continue à publier, notamment les deux premiers chapitres du Gūlistān de Saʿdī (1945). En 1947, il quitte Londres pour retourner à Cambridge, où il occupe la chaire Sir Thomas Adams en tant que professeur d’arabe jusqu’à sa mort, en 1969.

Pour ce qui est du Coran, Arberry publie d’abord une longue introduction avec des traductions choisies, The Holy Koran, en 1953. Sa version traduite complète, intitulée The Koran Interpreted, est publiée en deux volumes en 1955. Elle est rééditée en 1963, 1971, 1980 et 1986, puis paraît pour la première fois chez Touchstone en 1996.

Musique

Arberry, qui est passionné de musique, examine avec beaucoup de soin la nature et les qualités de l’écriture coranique. Très versé dans la poésie arabe classique, il en loue l’exceptionnelle richesse rythmique et la puissance rhétorique. Il insiste sur le fait que le Coran a été révélé dans la langue des Arabes : sous le terme de langue, il inclut aussi le fond littéraire. Aussi souscrit-il à la doctrine de l’inimitabilité (ʾiʿǧāz) du Coran : ce que les études de traduction contemporaines appelleraient son « intraduisibilité ». Afin d’être plus fidèle à la nature de son entreprise, il choisit de donner à sa traduction le titre d’« interprétation ».

Dans ses préfaces pour les premier et deuxième volumes de l’édition de 1955 de The Koran Interpreted, il note le caractère central de la musicalité et du rythme pour la transmission du texte coranique, pour l’appréciation de sa beauté et de sa profondeur. Il décrit en effet une « beauté mystérieuse et irrésistible » 2, « l’empreinte qu’une exploration soutenue et attentive du Coran a laissée sur [s]on esprit et sur [s]on cœur »3. Il signale également, à de nombreuses reprises, l’émotion que le Coran éveille en lui et l’influence qu’il exerce sur ses choix de traducteur : « c’est au rythme que je reviens constamment, lorsque je cherche un indice du pouvoir hypnotique des Écritures musulmanes »4.

Cette insistance sur le rythme, tout au long de ses deux préfaces, lui permet de réfuter l’affirmation des détracteurs du Coran, parmi les chercheurs de son époque comme parmi les traducteurs européens des époques passées, selon laquelle ce texte serait incohérent, décousu, dépourvu d’unité. Arberry souligne les différences entre les deux phases mecquoise et médinoise de la Révélation, ainsi que la transition qui s’opère, depuis les articles de foi et l’eschatologie jusqu’aux passages narratifs et législatifs, plus longs. Il note d’ailleurs, à juste titre, que cette transition peut se produire à l’intérieur d’une même sourate.

Ce qu’il nie, en revanche, c’est la conclusion des orientalistes selon laquelle le Coran serait un texte défectueux. Pour lui, ces orientalistes ont fait erreur à cause de leur entêtement et n’ont pas compris que l’unité se trouvait non dans les thèmes, mais dans le rythme : « le rythme traverse tout le Coran ; mais c’est un rythme changeant, fluctuant, qui va de la musique douce et apaisante des passages narratifs et législatifs jusqu’aux roulements de tambour fracassants des mouvements apocalyptiques, en passant par le vif contrepoint des hymnes de louange »5. De même, sur les différences entre phases mecquoise et médinoise de la Révélation, il écrit : « le rythme change, certes, mais il ne cesse jamais. La cataracte se transforme en un ruisseau qui coule doucement, mais le large mouvement des eaux de l’inspiration n’est pas moins beau ni moins majestueux que le tonnerre tumultueux de leur premier écoulement »6.

Arberry indique ici explicitement le pilier le plus fondamental du credo islamique, à savoir la doctrine du tawḥīd, ou unicité du divin, dont un des pendants est le principe de l’unité dans la multiplicité. Il explique comment la philosophie et la théologie mystiques musulmanes peuvent aussi servir de points d’entrée pour l’interprétation du Coran. Ces deux principes d’unité et de multiplicité sont en effet au cœur de la science du taṣawwuf, souvent traduite par « soufisme », dans l’étude de laquelle Arberry s’est engagé dès le début de son parcours académique en études orientales. Présente à son esprit, la poésie du mystique égyptien Ibn al-Fāriḍ (1181-1234) qu’il traduit par ailleurs. Il ne les cite pas, mais ses poèmes, encore appréciés de nos jours, évoquent bel et bien la multiplicité dans l’unité, soit qu’ils décrivent toutes créatures comme des signes de l’Un, ou qu’ils traitent de l’Un au travers de ses attributs divers, réalisés dans les quatre-vingt-dix-neuf Noms de Dieu.

Temporalité

De manière plus générale, la perspective d’Arberry consiste à mettre en garde les lecteurs contre l’utilisation inconsidérée et inadéquate de cadres d’interprétation trop séculiers. Il insiste ainsi sur le fait que le temps, dans un texte révélé, n’est pas le temps historique et que la confusion entre les deux conduit à des erreurs grossières : « il n’y a pas d’"avant" ou d’"après" dans le message prophétique, lorsque ce message est vrai ; la vérité éternelle n’est pas enfermée dans les limites du temps et de l’espace, chaque instant la révèle dans son intégralité »7.

Eu égard au contexte dans lequel il travaille, cette approche marque un tournant. Arberry déclare en particulier ses vives réserves concernant l’école historico-critique et ses représentants dans les études orientales, qu’il appelle des champions du « charcutage anatomique »8. En se focalisant sur le contexte de la révélation comme seul cadre herméneutique, ils auraient réduit le Coran à l’état de « corps mort »9 et manqué ce point fondamental qu’est sa nature révélée : « je soutiens qu’une composition éternelle telle que le Coran ne peut être bien comprise si on la soumet à la seule épreuve d'une critique temporelle. Il n’y a pas lieu de s’attendre à ce que les thèmes traités dans chaque sourate soient réunis avec une certaine précision mathématique en un schéma rationnellement ordonné ; la logique de la révélation n’est pas celle des écoles »10.

L’approche d’Arberry fait date dans l’histoire des études orientales et signale la complexité de l’orientalisme académique. On pourrait dire, dans les termes qui sont ceux des anthropologues, qu’il rejette une perspective « étique » et embrasse une position « émique » : il invite ses lecteurs à se saisir du Coran d’après les propres termes fixés par le texte, et non d’après un cadre qui lui est étranger. Même si Arberry ne s’est jamais converti – dans la préface de 1953 à sa traduction de passages choisis du Coran, il écrit qu’« [il n’est] pas musulman » 11 – il est évident que son expérience directe de l’islam pendant ses années au Caire, en Palestine, au Liban et en Syrie, entre 1931 et 1934, a influencé son approche ultérieure de la littérature islamique. En ce qui concerne la structure du Coran, par exemple, il conteste l’idée d’un texte « disjoint » et relève ce point essentiel : « l’entière vérité était présente simultanément dans l’âme enchantée du Prophète ; l’entière vérité, aussi fragmentée qu’elle fût, se révélait dans ses propos inspirés »12.

Il enjoint au lecteur de The Koran Interpreted de « faire effort pour atteindre la même appréhension globale »13. Même si l’expérience prophétique ne saurait être reproductible, il l’encourage à se défaire de ses cadres de référence et de ses « analyses prosaïques », lui promettant qu’alors, « les fluctuations soudaines de thème et d’humeur ne présenteront plus ces difficultés qui ont déconcerté les critiques [...] Chaque sourate sera considérée comme une unité en soi, et le Coran tout entier sera reconnu comme une révélation unique, cohérente au plus haut degré »14.

Méthode

La préface du premier volume contient un examen critique de toutes les traductions effectuées par les érudits anglais à partir de Robert de Ketton (ou « Robertus Retenensis ») au XIIe siècle : Arberry signale que le Coran de Ketton en latin est publié par Bibliander, à Bâle, en 1543. La plupart de ses remarques sur les travaux de ses prédécesseurs sont négatives et expéditives. Par exemple, à propos de Ketton, il explique qu’il « regorge d’inexactitudes et de contresens », et « qu’il est inspiré par une intention hostile »15. De même, la traduction d’Alexander Ross, d’après le Français Du Ryer, marque avec d’autres ce qu’Arberry qualifie de « début peu glorieux de l’interprétation anglaise du Livre sacré de l’islam »16. Il relève brièvement les déficiences, les idées fausses et les préjugés de ses prédécesseurs, offrant des commentaires expéditifs tels que celui-ci : « une voix quelque peu monotone et ennuyeuse, mais au moins honnête »17. Jamais il n’expose ni ne détaille les contextes savants de production par exemple. Ce qui est plus remarquable dans sa méthode critique, c’est qu’il cite de façon systématique leurs traductions de deux ensembles spécifiques de versets coraniques : ceux qui se réfèrent à l’histoire de Yusuf, puis ceux qui ont trait à l’histoire de la Nativité. Cela permet au lecteur de développer une vision comparative des traductions disponibles en anglais, y compris celle d’Arberry à la fin de la préface.

Plus près de lui, Arberry mentionne la traduction du révérend J. Rodwell, publiée en 1861 et reprise par l’Everyman’s Library en 1909. Il fait observer que Rodwell n’est pas inspiré par une quelconque animosité envers l’islam, ce qui, selon lui, le distingue de ses prédécesseurs : nouvelle manière de condamner, sur le fondement d’une enquête sommaire, la tradition passée de l’érudition orientaliste. Les implications à tirer d’autres commentaires sont plus intéressantes. Arberry note par exemple que la traduction de Rodwell est influencée par une mode croissante à l’époque victorienne, qui consiste à préférer la terminologie saxonne au latin. Il regrette que Rodwell ait nié le statut révélé du Coran : cette remarque distingue Arberry d’une première tradition orientaliste dans les études coraniques, remontant à la période médiévale, et qui niait le statut révélé du Coran et caricaturait son prophète Muhammad comme un imposteur. Il fait l’éloge de certains de ses prédécesseurs, notamment Rodwell et Edward Henry Palmer pour l’Oxford World’s Classics, lorsqu’ils se sont efforcés de rester proches du rythme original de l’arabe : ici se reflètent ses propres préoccupations en tant que traducteur du Coran.

En ce qui concerne le XXe siècle et ses proches contemporains, il se concentre sur deux traductions : celle du converti anglais Marmaduke Pickthall et celle de l’orientaliste Richard Bell. Arberry estime que la traduction de Pickthall, The Meaning of the Glorious Koran, traduite pour la première fois en 1930, constitue un jalon important dans l’histoire des traductions du Coran18 : Pickthall, relève-t-il, déclare que « le Coran ne peut être traduit » et, bien qu’il l’ait rendu « presque littéralement », « le résultat n’est pas le glorieux Coran »19 ; sa traduction a été révisée par le Dr Muhammad Ahmad al-Ghamrawi d’Égypte et par Mustafa al-Maraghi, shaykh al-Azhar, mais comme il a travaillé à partir d’une version lithographique turque qui suivait une numération différente, cela a donné lieu à des confusions.

La traduction de Richard Bell, parue en 1937-1939, lui pose plus de problèmes et c’est là que l’originalité de son propre projet apparaît clairement. En effet, la traduction d’Arberry marque une rupture significative avec l’école historico-critique des études orientalistes. Dans cette école avait cours un certain formalisme historiographique, appliqué aux textes sacrés et révélés. Pour Arberry, Bell « a littéralement mis en pièces détachées le Coran, avant de le remonter »20 : il l’a réarrangé chronologiquement, parce que c’était pour cet orientaliste comme pour ses contemporains la seule manière de faire en sorte que le texte cesse d’être « fouillis » et « décousu ». Cette méthode consistant à réorganiser le Coran selon un ordre chronologique peut être intellectuellement enrichissante, mais elle prend appui sur une structure étrangère au texte. La condamnation d’Arberry est sans équivoque : « j’essaie, dans cette interprétation, d’indiquer ce que les musulmans de toutes les époques ont reconnu pour leur livre sacré, et non comment une poignée d’érudits européens ont tenté de le remanier »21.

La principale raison pour laquelle Arberry propose une nouvelle version du Coran est qu’il veut au contraire « imiter, même imparfaitement, ces modèles rhétoriques et rythmiques qui font sa gloire et sa grandeur sublime »22. Dans la préface qu’il ajoute à sa traduction de passages choisis, en 1953, il donne une brève indication sur sa méthode préparatoire, qui consiste à se référer aux mufassirūn, les commentateurs du Coran, et non aux précédents « interprètes européens » : « j’ai toujours préféré suivre l’opinion musulmane traditionnelle plutôt que les conjectures modernes des infidèles, mon but dans ce livre étant d’illustrer le sens que le Coran a revêtu pour les fidèles à travers les âges »23. Il précise également qu’il préfère éviter ce qu’il appelle « le style “biblique” » : « le lecteur occidental doit se débarrasser de l’idée selon laquelle le Coran est plus ou moins semblable à l’Ancien Testament »24. Par style « biblique », il entend visiblement le style élevé de la Kings James Bible et du Book of Common Prayers, utilisés pour le service dominical. Il précise cependant : « bien que je veuille m’éloigner le plus possible du style “biblique”, conscient de son caractère inapproprié, surtout lorsqu’il est poussé à l’excès, il est vrai que l’original arabe, étant exprimé dans un langage sémitique comme le Testament hébreu, impose largement au traducteur la façon dont il doit travailler »25.

Nombre de traducteurs jusqu’à nos jours ont salué la réussite d’Arberry. Le professeur Abdel Haleem, traducteur du Coran pour Oxford University Press en 2004, dit de sa traduction qu’elle « est sans aucun doute l’une des plus respectées en anglais », parce qu’elle témoigne elle-même d’un « grand respect pour la langue du Coran, et en particulier pour ses effets musicaux »26. De fait, ayant recours à une langue musicale, Arberry analyse chaque sourate comme « une rhapsodie composée de leitmotivs, entiers ou fragmentaires » : « si ce diagnostic sur la structure littéraire du Coran est pertinent [...], il en résulte que ces incongruités et ces étrangetés notoires, voire ces lassantes répétitions, qui se sont avérées de tels obstacles à notre appréciation d’occidentaux, disparaîtront à la lumière d’une plus claire compréhension de ce que sont les Écritures musulmanes »27.

Fondée sur une analyse des modèles rhétoriques et rythmiques, la version d’Arberry vise à préserver un rapport organique au Coran. Aussi ne croit-il pas que ce texte, en traduction, doive ressembler à un poème rimé sous prétexte qu’il contient des rimes en arabe : « la fonction de la rime dans le Coran est très différente de la fonction de la rime en poésie ; elle exige donc un traitement très différent dans la traduction »28. Pour les passages narratifs, argumentatifs et législatifs, au lieu de proposer des rimes sur le modèle de la poésie, Arberry préfère indiquer les terminaisons et les connexions en concluant chaque série de rimes libres par un vers beaucoup plus court. Lorsque des changements de ton et de tempo se produisent dans un passage rhétorique ou lyrique, il effectue les variations correspondantes dans ses propres modèles rythmiques. Ainsi, dans le passage sur la Nativité, le schéma consistant à terminer chaque sourate par une ligne plus courte apparaît clairement et donne une idée de l’intention générale, la rime étant réinvestie dans une démarcation visuelle : And mention in the Book Mary
when she withdrew from her people
      to an eastern place,
and she took a veil apart from them;
then We sent unto her Our Spirit
that presented himself to her
      a man without fault.
She said, “I take refuge in
the All-merciful from thee!
      If thou fearest God ...”
He said, “I am but a messenger
come from thy Lord, to give thee a
      boy most pure.”
She said. “How shall I have a son
whom no mortal has touched, neither
      have I been unchaste?
He said. “Even so thy Lord has said:
‘Easy is that for Me; and that We
may appoint him a sign unto men
and a mercy from Us; it is
      a thing decreed’.”
So she conceived him, and withdrew with him
      to a distant place.
And the birth pangs surprised her by
the trunk of the palm-tree. She said.
‘Would I had died ere this, and become
      a thing forgotten!”
But the one that was below her
called to her. “Nay, do not sorrow;
see, thy Lord has set below thee
      a rivulet.
Shake also to thee the palm-trunk,
and there shall come tumbling upon thee
      dates fresh and ripe29.

Le professeur Abdel-Haleem fait l’éloge de l’oreille musicale d’Arberry et de son « observation minutieuse de la structure des phrases et de la phraséologie arabes », qui rend « sa traduction très proche de l’original », mais parfois « non idiomatique, au risque de déconcerter », en langue anglaise30. Dans sa propre traduction, le même passage est rendu de la sorte : [16] Mention in the Qur’ān the story of Mary. She withdrew from her family to a place to the east [17] and secluded herself away; We sent Our Spirit to appear before her in the form of a perfected man. [18] She said, ‘I seek the Lord of Mercy’s protection against you: if you have any fear of Him [do not approach]!’ [19] but he said, ‘I am but a Messenger from your Lord, [come] to announce to you the gift of a pure son.’ [20] She said, ‘How can I have a son when no man has touched me? I have not been unchaste,’ [21] and he said, ‘This is what your Lord said: “It is easy for Me – We shall make him a sign to all people, a blessing from Us.” [22] And so it was ordained: she conceived him. She withdrew to a distant place [23] and, when the pains of childbirth drove her to [cling to] the trunk of a palm tree, she exclaimed, ‘I wish I had been dead and forgotten long before all this!’ [24] but a voice cried to her from below, ‘Do not worry: your Lord has provided a stream at your feet [25] and, if you shake the trunk of the palm tree towards you, it will deliver fresh ripe dates for you. Quand on lit les deux traductions côte à côte, les différences, leurs avantages et inconvénients, deviennent évidents. Le professeur Abdel-Haleem choisit de traduire en prose et sa version est plus idiomatique que celle d’Arberry, Arberry privilégie une concision qui peut tendre à l’opacité : il préserve le sens du rythme, mais au détriment de la fluidité. Le professeur Abdel-Haleem s’appuie plus volontiers sur les expansions, si bien que le résultat coule mieux et de façon plus claire. On comparera par exemple le premier et le dernier verset : [Arberry] And mention in the Book Mary / when she withdrew from her people / to an eastern place, / and she took a veil apart from them; [Abdel-Haleem] Mention in the Qur’ān the story of Mary. She withdrew from her family to a place to the east and secluded herself away; […] [Arberry] Shake also to thee the palm-trunk, / and there shall come tumbling upon thee / dates fresh and ripe. [Abel-Haleem] and, if you shake the trunk of the palm tree towards you, it will deliver fresh ripe dates for you.

En conclusion

Malgré des passages peu idiomatiques, ce qu’il faut retenir de la traduction d’Arberry et de sa méthode est qu’elles ne procèdent pas d’une théorie formulée de façon abstraite, qui serait appliquée au texte a posterori. Elles s’ancrent au contraire dans l’expérience et la pratique. À la fin de la préface, le traducteur rappelle son séjour en Égypte, au début des années 1930 : j’ai revécu ces nuits de Ramadan d’antan, quand je m’asseyais sur la véranda de ma maison de Gezira et que j’écoutais, fasciné, le vieux Sheykh à la barbe blanche qui psalmodiait le Coran pour le plaisir pieux de mes voisins. [...] C’est alors que moi, l’infidèle, j’ai appris à comprendre et à réagir aux rythmes palpitants du Coran [...] Humblement reconnaissant, je dédie cet essai d’imitation trop imparfait à la mémoire de ces nuits égyptiennes magiques31. Aussi nostalgiques ou romantiques que puissent paraître ces remarques conclusives, il est évident que cette relation intime et incarnée au Coran, cette démarche qui procède de l’intérieur vers l’extérieur et de la voix vers l’écrit, ont permis à Arberry de saisir l’Écriture islamique dans les propres termes auxquels elle recourt. Ainsi s’explique l’originalité de cette traduction par rapport aux tentatives précédentes réalisées par des orientalistes non-musulmans anglophones.

Pour aller plus loin

La source XML de l’édition que nous vous présentons provient du site tanzil.net. Le texte a été émendé par Mouhamadoul Khaly Wélé, qui l’a également encodé en XML-TEI. Nous ne présentons pas encore l'introduction et l'apparat critique. Pour de premières orientations bibliographiques, on consultera :


Abdel Haleem (Muhammad), The Qur’an, Oxford University Press, 2004.

Arberry (Arthur John), The Holy Koran. An Introduction with Selections, Londres, Allen and Unwin, 1953.

Arberry (Arthur John), The Koran Interpreted, 2 vol., Londres, Allen and Unwin, 1955.

Arberry (Arthur John), « The Disciple », dans Oriental Essays. Portrait of Seven Scholars, Londres, Allen and Unwin, 1960 [ébauche d’autobiographie].

Homerin (Th. Emil), Passion Before Me, My Fate Behind. Ibn al-Farid and the Poetry of Recollection, New York, SUNY Press, 2011 [p. 214, sur Ibn al-Fāriḍ et le concept de multiplicité dans l’unité].

Lyons (M. C.), « Arberry, Arthur John (1905-1969) », dans Oxford Dictionary of National Biography, en ligne, publié le 23 sept. 2004 [disponible ici, en accès restreint].

Skilliter (S. A.), « Obituary: Arthur John Arberry », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of London, vol. 33, no 2, 1970, p. 364-367.

  • 1 A. J. Arberry, cité dans Skilliter, « Obituary: Arthur John Arberry », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of London, vol. 33, n° 2, 1970, p. 365.
  • 2 A. J. Arberry, The Koran Interpreted, Londres, Allen and Unwin, vol. 2, p. 8.
  • 3 Ibid., vol. 2, p. 8.
  • 4 Ibid.
  • 5 Ibid., vol. 2, p. 9.
  • 6 Ibid.
  • 7 Ibid., vol. 2, p. 12-13.
  • 8 Ibid., vol. 2, p. 12.
  • 9 Ibid., vol. 2, p. 11.
  • 10 Ibid., vol. 2, p. 12.
  • 11 A. J. Arberry, The Holy Koran, Londres, Allen and Unwin, 1953, p. 31.
  • 12 A. J. Arberry, The Koran Interpreted, vol. 2, p. 15.
  • 13 Ibid., vol. 2, p. 15.
  • 14 Ibid..
  • 15 Ibid., vol. 1, p. 6.
  • 16 Ibid., vol. 1, p. 7.
  • 17 Ibid., vol. 1, p. 14.
  • 18 Ibid., vol. 1, p. 21.
  • 19 Ibid., vol. 1, p. 21.
  • 20 Ibid., vol. 1, p. 23.
  • 21 Ibid., vol. 1, p. 25.
  • 22 Ibid., vol. 1, p. 25.
  • 23 A.J. Arberry, The Holy Koran. An Introduction with Selections, Londres, Allen and Unwin, 1953, p. 30.
  • 24 Ibid., p. 26.
  • 25 Ibid., p. 31.
  • 26 Muhammad Abdel Haleem, The Qur’an, Oxford University Press, 2004, p. xxviii.
  • 27 A. J. Arberry, The Koran Interpreted, vol. 2, p. 28.
  • 28 Ibid., vol. 1, p. 25.
  • 29 Sourate Maryam, versets 16-26.
  • 30 M. Abdel Haleem, The Qur’an, p.xxviii.
  • 31 Ibid., vol. 1, p. 28.